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Ukraine : Volodymyr Zelensky remporte la présidentielle, le pays fait un saut dans l’inconnu

Elu avec 73 % des voix selon les premières estimations, l’ancien humoriste incarne un changement profond, mais son arrivée au pouvoir est assortie de multiples incertitudes.

Par  (Kiev, envoyé spécial)

Publié le 21 avril 2019 à 19h07, modifié le 23 avril 2019 à 08h58

Temps de Lecture 9 min.

Volodymyr Zelensky salue ses soutiens après l’annonce de son élection à la présidence de l’Ukraine, à Kiev, le 21 avril.

Cinq ans après avoir mené la révolution dans la rue, les Ukrainiens ont à nouveau renversé la table, dimanche 21 avril, sans violence ni fracas, en portant au pouvoir un néophyte complet, Volodymyr Zelensky.

Cet humoriste et producteur à succès dénué de la moindre expérience politique remporte un triomphe, en récoltant, selon des résultats quasi définitifs, un score raz-de-marée de 73,2 % des voix, loin devant le sortant, Petro Porochenko (24,5 %). Jamais président ukrainien n’avait obtenu un soutien aussi massif, et ce n’est là que l’un des records engrangés par M. Zelensky, qui devient, à 41 ans, le plus jeune président qu’ait connu le pays.

« Reality show » politique

Ce que l’histoire retiendra, surtout, c’est que les Ukrainiens ont préféré, en élisant un parfait inconnu, faire un saut dans le vide plutôt que de poursuivre leur route avec une classe politique décrédibilisée par des années de prévarication.

Inconnu, Volodymyr Zelensky ne l’est pas tout à fait : ce natif d’une famille juive de Kryvyi Rih, dans le centre russophone et industriel de l’Ukraine, est même le compagnon de nombre de foyers depuis ses premiers pas d’humoriste sur scène et à la télévision, il y a vingt ans. Mais il était absent, jusqu’à sa déclaration de candidature fin 2018, du moindre engagement politique.

Il est assez facile de comprendre contre quoi les Ukrainiens ont voté : corruption, guerre, pauvreté, ces maux associés à l’ère Porochenko. Ce pour quoi ils ont voté est moins évident, et le flou entretenu par le vainqueur durant sa campagne – elle fut menée quasi exclusivement sur les réseaux sociaux et à coups de formules chocs mais très générales – n’a pas contribué à lever le voile.

« Nous voyons la naissance d’un projet politique réellement unique. Un “reality show” dans lequel chacun peut participer »

En écrivant et en incarnant le rôle principal dans la série à succès Serviteur du peuple, dans laquelle un professeur d’histoire, Vasyl Holoborodko, est propulsé président pour nettoyer le pays de la corruption, M. Zelensky a simplement donné à des millions d’Ukrainiens le sentiment que la politique pouvait être autre chose. « Nous voyons la naissance d’un projet politique réellement unique, écrivait, avant le vote, le politologue Balazs Jarabik, du centre Carnegie. Un reality show dans lequel chacun peut participer. »

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Populisme « sympa »

Le flou que M. Zelensky a entretenu sur nombre de dossiers permet aussi à chacun de s’identifier à un élément de son programme en oubliant les autres.

Preuve en est, les accusations faisant de lui une marionnette de l’oligarque Ihor Kolomoïski lui ont glissé dessus, malgré des enquêtes sérieuses sur l’influence prêtée au milliardaire. Celui-ci est l’un des plus grands perdants de l’ère Porochenko, durant laquelle sa Privatbank a notamment été nationalisée, et plusieurs de ses hommes gravitent dans l’entourage du président élu. Volodymyr Zelensky a aussi décomplexé les Ukrainiens en reprenant à son compte leur ras-le-bol de la guerre… mais sans leur proposer de solution.

Les responsables électoraux décomptent les bulletins de vote, à Mariinka, dans la région de Donetsk (Ukraine), le 21 avril.

Ce populisme est d’un type nouveau : un populisme « sympa », proeuropéen, qui ne cherche pas le clivage mais le rassemblement d’une Ukraine aux identités morcelées. C’est d’ailleurs dans ce domaine que Volodymyr Zelensky s’est montré le plus précis, en disant sa volonté de cesser l’« ukrainisation » linguistique et culturelle menée par M. Porochenko et à laquelle n’adhère pas une partie de la population, de « réintégrer » les populations du Donbass, par exemple en versant leurs pensions aux retraités des territoires de l’Est sous le contrôle des séparatistes prorusses… « Il est le seul parmi les candidats à ne pas avoir fait campagne sur la peur », résume le politologue Vladimir Fessenko.

Dimanche soir, le président élu a paru endosser, lentement, le costume présidentiel. Dans son quartier général à la décoration régressive, il a accueilli les résultats en plaisantant avec les journalistes sur sa femme, qui aurait « pu partir il y a longtemps ». Puis il promis de ne « pas laisser tomber » les Ukrainiens et insisté sur la portée historique de son élection : « Je ne suis pas encore président, je peux m’adresser comme citoyen à tous les pays de l’ex-URSS et je peux leur dire : tout est possible ! » Il a dit son intention de « relancer » le processus de paix avec la Russie, dans le cadre des accords de Minsk, qui impliquent la France et l’Allemagne.

Changement générationnel

Malgré des zones d’ombre, la rupture que constitue l’arrivée au pouvoir de Volodymyr Zelensky est considérable. Le changement est d’abord générationnel : en envoyant au tapis Petro Porochenko, il clôt – peut-être momentanément seulement – une période, celle de la domination des hommes politiques formés dans les années 1990, dans un mélange de pratiques soviétiques mourantes et de capitalisme brutal. Dimanche soir, le vaincu a reconnu sa défaite et a appelé l’Occident à soutenir son pays face à la Russie, précisant toutefois qu’il « n’abandonn[ait] pas » le combat politique. Le lendemain, quelques milliers de personnes se sont réunies devant la présidence pour le remercier de son mandat et de la bonne tenue de la transition.

Petro Poroshenko, au côté de sa femme Maryna, reconnaît sa défaite au second tour de l’élection présidentielle, à Kiev, le 21 avril.

Ce changement plébiscité par les électeurs est aussi un pari. En 2014, les Ukrainiens ont estimé que nul n’était mieux placé pour démanteler le système politico-mafieux ukrainien que l’un de ses enfants, l’oligarque Petro Porochenko ; cinq ans plus tard, alors que leur pays est déchiré, ils misent sur un outsider investi d’une mission de salubrité publique. Il y a là une part d’irrationnel : si la campagne a provoqué autant de tensions dans le pays, c’est qu’une partie de sa population n’attend rien de moins qu’un miracle, pendant que l’autre ne peut imaginer autre chose qu’une catastrophe.

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De fait, la tâche qui attend Volodymyr Zelensky est gigantesque. « Casser le système », comme l’a promis le candidat, sous la pression constante d’une Russie agressive et déterminée à faire échouer son voisin, sera bien plus difficile que de remporter la confiance des électeurs. Car ce système se nourrit précisément de la faiblesse de l’Etat et des institutions, les seules armes aux mains du nouveau président.

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Déception inévitable

Dérégulations, privatisations, amnistie fiscale, renforcement du pouvoir des agences anticorruption… Le candidat a, certes, esquissé un programme d’orientation libérale, mais il faudra aussi compter sur l’opposition de ceux qui ont à perdre d’un changement. « S’il se décide vraiment à agir, Zelensky va se retrouver face à l’Etat profond ukrainien, qui est bien plus puissant que l’Etat profond américain qui lutte face à Trump », prévient Iouri Romanenko, de l’Institut du futur, une structure qui a conseillé le candidat.

« Il y aura des résistances énormes, admet également Oleksandr Danyliouk, un ancien ministre des finances et le plus expérimenté des réformateurs à avoir rejoint le jeune candidat. Nous devrons être immédiatement agressifs, nous concentrer sur les institutions clés. » Autrement dit, des arrestations de cadres de l’ancien régime pourraient intervenir. Une façon de donner des gages à l’électorat alors même que la déception paraît inévitable dans d’autres domaines, comme celui des tarifs gaziers, qui sont amenés à augmenter malgré les promesses du candidat.

Partenaires de scène et d’affaires

La question des hommes sera elle aussi déterminante, à commencer par le président lui-même. L’acteur Volodymyr Zelensky est-il prêt à être mal aimé de son peuple ? Sa volonté d’agir tiendra-t-elle durant les cinq années de son mandat ? Et pourra-t-il s’imposer autrement que par des coups d’éclat permanents et des propositions hors norme, à la manière d’un Donald Trump ukrainien ?

« Ce sont des gens dont le métier est d’écrire des séries. On écrit un épisode ou une saison sans connaître la suite… »

Mais plus encore la question de son entourage interroge. A ses côtés, des réformateurs bon teint comme M. Danyliouk cohabitent avec d’autres cercles moins recommandables issus notamment des équipes de l’oligarque Kolomoïski, à qui le candidat a rendu visite à plusieurs reprises durant la campagne.

Volodymyr Zelensky et son équipe célèbrent leur victoire à l’annonce du résultat de l’élection présidentielle, à Kiev, le 21 avril.

La lutte pour l’accès au président promet d’être rude, et elle est pour l’instant remportée par les partenaires de scène et d’affaires de M. Zelensky, dont on ignore à peu près tout. « Ce sont des gens dont le métier est d’écrire des séries, note malicieusement le politologue Vladimir Fessenko. Or, le principe d’une série est que l’on écrit un épisode ou une saison sans connaître la suite »

Dernière dose d’espoir

La dernière incertitude concerne l’étendue des pouvoirs dont disposera l’équipe Zelensky, et notamment d’une éventuelle majorité parlementaire. Plutôt que d’attendre les élections législatives prévues en octobre, le nouveau président aurait tout intérêt à dissoudre le Parlement, mais il n’est pas certain qu’il en aura le temps. Et il trouvera dans tous les cas sur son chemin les forces qu’il a affrontées durant la campagne : celles de M. Porochenko, celles de l’ancienne première ministre Ioulia Timochenko, sans compter les représentants des différents oligarques, qui tous disposent de relais solides sur le terrain.

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La simple question des nominations relevant de la compétence présidentielle – ministres de la défense et des affaires étrangères, procureur général, chef des services de sécurité… – s’annonce délicate. Autrement dit, dès lundi matin, l’heure ne sera plus à la plaisanterie pour le sixième président de l’Ukraine indépendante. Au-delà du bel exercice de démocratie auquel s’est livré le pays, son échec aurait des conséquences lourdes pour une nation qui s’offre, en lui donnant sa confiance, une toute dernière dose d’espoir.

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